Aujourd’hui je vous parle du tout dernier roman de Pat Barker : Le Silence des vaincues. Un roman historique qui revisite les événements de la guerre de Troie, mais du point de vue des femmes. Elles sont vaincues dans une guerre qu’elles n’ont pas choisies. Et leur sort, parfois pire que la mort, n’est même pas raconté dans L’Iliade. Et pour cause : qui s’intéresse à l’histoire des femmes ? Elles sont invisibles, effacées, muettes devant la construction de l’Histoire. Et c’est justement ça que Pat Barker cherche à mettre en scène dans ce roman intéressant de bout en bout.
Briséis avait une vie. Elle était mariée, liées par le sang et le mariage à plusieurs familles royales. Elle avait le confort et la sécurité. Mais tout ça, c’était avant la chute de sa ville. Sur le chemin de Troie, l’armée grecque a frappé fort. Les hommes sont morts, les enfants aussi. Et les femmes, réduites en esclavage, sont désormais réparties comme trophées de guerre. A présent, Briséis appartient à Achille, le grand guerrier grec. Le grand guerrier qui a tué les quatre frères de Briséis. Non seulement la jeune femme est privée de liberté, mais elle n’est même plus considérée comme une personne. Elle découvre la vie au camp des femmes esclaves, leur sort, la relation qui s’installe avec ces hommes qui ont détruit leur vie, et qui ont encore entre leurs mains leur avenir. Mais même privée de liberté, Briséis ne s’avoue pas vaincue. Elle résiste, enfermée dans son propre esprit, et lutte pour continuer d’exister en tant que personne.
J’attendais ce roman avec beaucoup d’appréhension. Cela faisait des années que Pat Barker n’avait publié aucun livre. Or, c’est une romancière que j’adore. C’est dommage qu’elle soit si peu connue en France, parce qu’elle a vraiment une manière unique d’aborder le genre du roman historique. Et ce talent se voit très clairement dans Le Silence des vaincues.
Au début, je dois admettre que le livre est un peu déroutant. On est à des années lumières des représentations traditionnelles de la guerre de Troie. Oubliez les histoires d’héroïsme, la romance supposée, parfois présentée à l’écran, entre Achille et Briséis. Ce n’est pas une histoire d’amour. Ce n’est pas une histoire de gloire. C’est l’histoire d’une guerre qui fait des ravages, et apporte son cortège d’actes barbares et inhumains. Les femmes en sont d’autant plus victimes qu’elles ne meurent pas au champ d’honneur. Leur histoire n’est donc pas digne d’être racontée. Surtout, leur histoire dérange, car elle met en lumière les actes commis par les vainqueurs, les guerriers de légende qui ne s’embarrassent pas avec le viol ou le meurtre d’enfants.
La voix de Briséis brise un silence. Elle raconte une histoire moins glorieuse mais tout autant exacte. Les femmes des vaincues, les épouses, les mères et les filles sont réduites à l’asservissement. Elles sont violées, passent d’un propriétaire à l’autre, ne connaissent aucune sécurité, portent les enfants de leurs bourreaux et n’ont finalement aucun échappatoire devant elles. Dans une société qui ne reconnaît aucun droit aux femmes, on n’apprend rien d’autre que la docilité à ses dernières. Elles sont doublement victimes, condamnées au silence et à la passivité dans un monde pourtant violent et en perpétuel mouvement.
J’ai trouvé qu’il y avait parfois quelques longueurs dans ce récit, mais honnêtement ça n’a pas suffit à limiter l’enthousiasme de ma lecture. C’est un livre dense, et il m’a fallu quatre jours pour le lire (le double du temps habituel). Pat Barker raconte l’histoire de Briséis et des troyennes bien sûr. Mais au-delà de ça, elle utilise cet événement emblématique (la relation entre Achille et Briséis évoquée dans L’Iliade) pour retirer toute romance. Elle évacue le romanesque pour revenir à la réalité de l’Histoire. Son propos est clair : on raconte l’Histoire en la racontant du point du vue glorieux des hommes. Mais c’est oublier un peu vite le destin des femmes vaincues, brisées, asservies, violées. L’Histoire fabrique des héros, et elle invisibilise les femmes, en faisant comme si leurs malheurs n’avaient jamais existé. Une mise en scène destinée à favoriser la masculinité hégémonique dans nos sociétés occidentales.
Ce livre pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Mais ce n’est pas qu’un pur exercice de style d’auteure féministe. Plus profondément, je crois que Pat Barker veut forcer les lecteurs que nous sommes à nous interroger. Je pense qu’elle veut nous enjoindre à questionner les modèles de héros classiques véhiculés par les histoires et la culture populaire. C’est comme une déclaration d’intention : la littérature doit être capable de se remettre en question. Si elle veut évoluer et rendre leurs voix aux oubliés de l’Histoire, la littérature doit détruire ses propres clichés et créer enfin un espace égalitaire. Car toutes les histoires méritent d’être racontées.
J’avais beaucoup aimé la première partie du roman, mais j’ai beaucoup moins accroché à la deuxième qui m’avait quelque peu ennuyé. La réflexion est certes intéressante de montrer une vision réaliste de la guerre, de donner une voix aux femmes, les grandes oubliées des conflits. Mais les longueurs ont eu raison de moi au bout d’un moment.
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Oui tu as complètement raison de le pointer du doigt : la seule faiblesse de ce livre malheureusement c’est qu’il y a parfois des longueurs. ça casse le rythme de lecture, et ça ne sert même pas vraiment le propos de l’auteur. Heureusement je trouve que la fin très réussie compense cette faiblesse.
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