L’été dernier, j’ai passé une semaine de vacances dans la Nièvre, chez mes grands-parents. Pour ceux qui ne la connaissent pas, la Nièvre est un département hautement exotique qui tire principalement son charme du fait qu’il ne s’y passe jamais rien. La Loire et le vin coulent à flots… les touristes aussi, mais seulement en juillet et août. Et l’un de mes petits plaisirs de vacances là-bas, c’est de lire le journal local. L’exercice d’écrire l’information en essayant de la rendre intéressante lorsqu’on ne peut traiter que des foires agricoles et des initiatives associatives est périlleux. Mais dans le lot, il y a parfois des perles, et c’est au détour d’un article culturel que j’ai découvert qu’un Prix Nobel de littérature avait (croyez-le ou non !) vécu dans la région. Romain Rolland a obtenu le fameux prix en 1915 pour un recueil d’articles intitulé Au-dessus de la Mêlée, œuvre qui exalte les vertus du pacifisme à un moment où tous les pays d’Europe ont envie de se faire la guerre jusqu’à annihilation de l’ennemi. Dans cette période où le goût du sang est dans toutes les bouches, Rolland a dû aller en Suisse pour se réfugier et écrire, tant la France ne lui pardonnait pas de ne pas embrasser l’idéal guerrier national. Une trahison ? L’histoire a prouvé que non, bien au contraire. En cette année 2015 où nous célébrons le centenaire de ce Prix Nobel de littérature, j’ai eu envie de lire son livre et de vous faire découvrir cette œuvre à part.
Et pour se mettre tout de suite dans l’esprit du livre, rien de mieux qu’un passage qui vous aidera à saisir le sens général des articles du recueil. J’ai choisi le premier paragraphe de l’article intitulé « De deux maux, le moindre : pangermanisme, panslavisme ? » :
« Je ne suis pas de ceux qui, suivant l’avis d’un saint roi, jugent qu’avec un hérétique (et à l’heure présente, est nommé hérétique, qui ne pense pas comme vous) il ne faut pas discuter : casser la tête, suffit. J’ai besoin de comprendre les raisons de mon adversaire. Il me déplait de croire à la mauvaise foi. Je le crois passionné, comme moi, et sincère, comme moi. Pourquoi ne ferions-nous pas effort pour nous comprendre ? Cela ne supprimera pas le combat entre nous ; mais cela supprimera peut-être la haine. Et elle est mon ennemie, plus que mes ennemis. »
Dans un contexte historique, politique et médiatique où les opinions publiques de tous les pays en guerre s’acharnent à défendre la guerre, Romain Rolland a pris le contre-pied et décidé de faire entendre la voix de la raison. Car comme il le dit lui-même : s’il est vrai qu’en temps de paix il faut préparer la guerre, il est vrai aussi qu’en temps de guerre il importe de préparer la paix. Partant du principe que la mort est une terrible chose et que le nationalisme des différents belligérants n’est rien d’autre que du fanatisme aveugle et cruel, il fait le choix d’écrire pour appeler à la fraternité des hommes. L’humanité doit défendre l’idée de paix, ne pas se résigner à la guerre, et pour cela, les hommes de tous les pays doivent se lier et lutter pour le pacifisme.
Cette position courageuse se fonde sur un discours profondément humaniste, et les différents articles dévoilent la pensée de Rolland au fil des mois, quand il essaye de se faire entendre en publiant dans des revues et des journaux suisses. Certains articles sont des positions de principe, d’autres dévoilent des exemples précis de ce que vivent les soldats sur le front, de ce que les intellectuels restés à l’arrière écrivent comme propagande, ou encore des initiatives pour tenter de soulager les maux des personnes isolées à cause de la guerre. Ce grand chaos, Rolland dit qu’il s’agit d’une mêlée. Cette métaphore, il l’utilise à plusieurs reprises, et elle fait le lien entre les différents textes qui composent ce recueil. Un moment où l’Europe a perdu sa raison et se jette dans une lutte passionnée, aveugle, et où tous les coups semblent permis. L’histoire en marche qui broie tout sur son passage.
C’est troublant de lire ces textes aujourd’hui. Parce que la Première Guerre mondiale est enseignée dans les manuels scolaires comme l’une des pires boucheries de toute l’histoire de l’humanité. Et aussi à cause des récents évènements qui ont frappé la France en janvier dernier.
L’histoire a finalement donné raison à Romain Rolland car le jugement qui a été porté sur la Première Guerre mondiale est sans appel : des centaines de milliers de morts pour un résultat qui n’a pas empêché l’Europe de remettre ça quelques années après. L’humanité serait-elle une cause perdue ? Les textes de Rolland sont chargés d’optimisme ; il veut croire, grâce aux témoignages amassés, que les hommes sont aussi capables du meilleur. Mais il déplore la présence d’idéologies qui font du mal au concept même d’humanité. L’humanité, sous la plume de Rolland, ce n’est pas se préoccuper des nations individuellement, mais c’est toutes les prendre ensemble dans un projet de vie commun. Et parce que nous sommes capables de voir en les autres hommes des semblables, alors nous devons prendre conscience de l’absurdité de la guerre. Elle s’oppose à toutes les vertus humanistes.
Faire la lecture de ce livre en mars 2015 laisse un goût amère dans la bouche, tant il est vrai que l’appétit humain pour la destruction est revenu avec une grande violence ces quinze dernières années. Et le danger se porte à nouveau à l’intérieur de nos frontières, en France comme en Europe. Cela faisait longtemps que les pays européens n’avaient pas été aussi divisés, sur tant de questions ; cela faisait longtemps que les nationalistes n’avaient pas réussi à autant accaparer les médias. Leur position prépondérante est devenue terrifiante. Et les paroles sensées de Romain Rolland semblent totalement oubliées. Le passage que j’ai choisi de citer en est un bel exemple je crois : être dans le jugement ne nous aide pas à comprendre notre ennemi ; cela nous en éloigne encore plus, nous isolant, lui et nous, dans des positions fermées.
Ce texte n’est absolument pas une lecture divertissante, et certainement qu’il n’intéressera pas beaucoup d’entre vous, mais je voulais tout de même vous en parler parce que la littérature ne sert pas qu’à se divertir : elle peut aussi remettre certaines idées au centre des débats. Et si jamais un seul d’entre vous décide de lire ce livre, j’aurais réussi mon coup. J’espère éveiller votre curiosité avec cet article, et aussi refaire connaître un peu le nom de Romain Rolland, un auteur français qui a reçu le Prix Nobel de littérature pour avoir osé parler de paix quand tout le monde préférait appeler la guerre.
P.S : Les éditions Payot ont eu l’excellente idée de republier ce livre dans leur collection Petite Bibliothèque Payot. 8,15€.