Il y a des personnages qui vous restent, après même la lecture. Vous avez refermé le livre, et pourtant ils sont encore là. C’est ce qui m’est arrivé avec Bartleby, le scribe inventé par Melville, génial auteur américain s’il en fut.
Je ne saurais pas trop résumer ce livre. Au carrefour entre le roman et la nouvelle, Bartleby raconte l’histoire d’un homme, le narrateur, qui engage un nouvel employé dans son étude. Son nouvel employé, un dénommé Bartleby, est pour le moins étrange, austère et peu loquace. Bien que son travail semble irréprochable, le quotidien va rapidement basculer le jour où l’employé refuse d’exécuter un travail avec une phrase à la fois résolue et pleine de mystère : « Je préfererais ne pas ». Le rapport entre les deux hommes, l’employeur et l’employé, va vite changer en même temps qu’un malaise s’installe.
On a beaucoup parlé et écrit sur ce livre, mais je crois qu’il ne fait pas trop en dire de l’histoire afin de laisser la curiosité se mettre en place. Si vous ne l’avez pas encore lu, il faut que vous soyez surpris par cette histoire, ces personnages, cette ambiance…
Bartleby est un monument de la littérature américaine. C’est une nouvelle qui a fait date. Déjà parce que les nouvelles sont un genre très prisé outre-atlantique, mais aussi parce que Melville est l’auteur fondateur du roman américain. Un héros tel qu’il aurait pour équivalent français Victor Hugo lui-même.
Il ne faut pas croire que cette histoire est simple ou pire simpliste. C’est tout le contraire. La nouvelle présente une richesse rare. Dans la lignée d’un Kafka, Melville fait ici oeuvre d’absurde. Voilà un auteur qui écrit une histoire dont le personnage principal ne veut rien faire. Un personnage qui ne joue pas le jeu. Mais par extension, c’est aussi un auteur qui ne joue pas le jeu. Un auteur qui réussit tout de même à intéresser ses lecteurs avec une histoire dans lequel le personnage principal est démissionnaire. Un exploit en soi.
Mais plus qu’une posture esthétique, la nouvelle est aussi le lieu d’un exercice de psychologie minutieux. Au fur et à mesure des pages, on passe par plusieurs sentiments. Comme le narrateur, on est un peu perdu par moment, ne sachant quoi penser de ce personnage si énigmatique. Doit-on faire preuve de compassion ? Le prendre pour un fou ? Pour un sage ?
Pour autant, la nouvelle ne sombre à aucun moment dans la litanie vaguement philosophique. Il y a une vraie densité. On découvre des pointes d’humour, notamment avec les deux autres employés. Ces deux personnages sont déjà le bon exemple que le narrateur ne sait pas recruter des employés normaux : l’un ne peut travailler que le matin, l’autre est indisposé l’après-midi. On nage dans un absurde tantôt drôle tantôt grave. Et c’est certainement cette variété dans la palette des sentiments qui a forgé mon admiration pour Melville.
Cet auteur est capable, avec une rare économie de moyens, de créer un univers de toute pièce, dans lequel on plonge sans même s’en rendre compte. Et il arrive un moment où le lecteur ne peut plus être dans le jugement car les personnages se dérobent à sa pleine compréhension. L’oeuvre résiste un peu. Elle ne se découvre pas facilement, et je dirais qu’il faut bien deux lectures pour prendre la mesure de l’oeuvre. En y réfléchissant, Melville signe là une oeuvre extrêmement ludique : le lecteur doit faire un effort pour comprendre de quoi la nouvelle parle. Car elle parle. Elle raisonne même. Sa célèbre phrase « I would prefer not to » est un ovni dans la langue française, et aucune traduction ne pourra jamais lui rendre justice. Mais qu’importe. Elle n’est pas la clef qui ouvre la porte de la compréhension, mais plutôt la formule margique qui vous fera pénétrer dans un univers magique : celui d’un auteur préoccupé de faire vivre une expérience unique à son lecteur.
En cela, il y a une vraie dimension intime dans l’écriture de Melville. Je trouve qu’il fait beaucoup attention au parcours de lecture (cette affirmation est encore plus vraie dans Moby Dick). Il ne faut surtout aborder Bartleby par la facilité, en croyant que c’est une histoire sans conséquence. Car Melville n’a jamais écrit une histoire sans conséquence. Et il savait mieux que personne que les histoires avaient un pouvoir propre. Dans cette nouvelle, il vous propose d’embarquer pour une épopée de l’ordre de l’intime sur un thème particulièrement pertinent : quelle est la place de l’individu dans la société des hommes ?
Alors, qui a envie de lire ce livre ?
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