Focus sur le Flat Arc

Il y a quelques temps déjà, j’ai eu une discussion palpitante avec mon cousin. C’est un lecteur passionné, comme moi. La seule différence, c’est qu’il préfère les comics et lit peu de romans, alors que je préfère les romans et lis peu de comics. Il n’empêche : nous nous retrouvons sur notre passion commune pour la lecture. Et je pense que nos échanges sont justement très enrichissants parce que nos expériences de lecture se répondent d’une façon originale et constructive. En passant, il m’a parlé d’un comics qu’il venait de terminer et qui l’avait un peu déçu. Le personnage principal, à la fin, se retrouvait à faire les même choix qu’au début de l’histoire. Une fin frustrante pour mon cousin. Quand je lui ai fait remarquer qu’il s’agissait d’un « Flat Arc » volontaire, j’ai bien vu à son regard ébahi que l’expression et son concept ne lui étaient pas familiers. Et en effet, je pense que peu de lecteurs ont déjà entendu cette expression… même s’ils ont certainement déjà croisé le concept au gré de leurs lectures. Je m’étais promis de faire un article explicatif sur le sujet. Nous y voilà !

Le Flat Arc : qu’est-ce que ça veut dire ?

Littéralement, un « Flat Arc » désigne un arc narratif « plat ». Un arc narratif, c’est comme ça qu’on appelle l’axe qui matérialise l’évolution d’un personnage dans l’histoire. Chaque personnage d’une œuvre de fiction a son propre arc narratif. Au fil des événements, le personnage est sensé évoluer d’une façon ou d’une autre. Les expérience peuvent l’enrichir, modifier sa perception des choses, son comportement… Bref, un arc narratif est sensé onduler, avoir des pics, des creux… Tout sauf un encéphalogramme plat !

Mais toute règle connait ses exceptions, et l’arc narratif a bel et bien la sienne. Il existe des personnages qui résistent au principe transformatif de l’histoire. Ces personnages n’évoluent pas. Ou alors ils redeviennent à la fin comme ils étaient au début. On dit alors que ces personnages correspondent à un schéma de Flat Arc.

Pour les anglophobes qui liront cet article, je suis désolée de dire qu’une fois encore, voici une expression un peu technique qui nous vient des pays anglo-saxons. Le concept de Flat Arc a été théorisé dans les ateliers d’écritures aux Etats-Unis. Et à ma connaissance, il n’existe pas d’expression française équivalente. (Allô, l’Académie Française ?)

Mais pour comprendre tout ça, le mieux est de vous donner un exemple concret. Mais lequel ?

Jaime Lannister : un Flat Arc nommé désir

Alors là, facile ! Il y a UN exemple de Flat Arc qui a fait couler beaucoup d’encre récemment. Et il s’agit du personnage de Jaime Lannister dans Game of Thrones. Les deux derniers romans ne sont toujours pas parus (les lecteurs verront Godot arriver avant les livres de G.R.R. Martin !), mais la série, elle, a pris de l’avance. Tant et si bien qu’on sait tous aujourd’hui que le happy end entre Jaime et Brienne n’aura pas lieu.

En quoi Jaime Lannister est-il un bon exemple de Flat Arc ? A la fin de l’histoire, et alors qu’il avait rejoint l’armée de Jon pour combattre les marcheurs blancs au sein de l’alliance la plus bigarrée des sept couronnes, voilà que Jaime décide finalement de tout quitter (y compris Brienne, avec laquelle il partage un lien affectif puissant) pour retourner à Port Real. Là-bas, il compte rejoindre sa sœur et la sauver de la cruelle fin qui l’attend. Les fans ont largement manifesté leur surprise (pour ne pas dire leur colère) devant cette fin. Depuis le début de la série, Jaime est un personnage qui semblait beaucoup évoluer, et finalement basculer du côté des « gentils ». Et au moment crucial, beaucoup ont eu l’impression d’être floués par un revirement qui semblait malvenu. Exit le héros aux cheveux bonds : voilà qu’il retrouve sa sœur honnie pour finalement périr enseveli avec elle au moment de la bataille finale.

Je pense que je suis une des seules personnes au monde à avoir aimé cette fin. Pour être honnête, c’est d’ailleurs la seule chose que j’ai aimé dans la fin de l’histoire. Et pourtant, Jaime est bel et bien un de mes personnages préférés de la saga. J’admire la manière dont le personnage a été écrit. Il semblait bâti sur le même modèle de changement/rédemption que son frère. En fait, pas du tout. Depuis le début, il était un chevalier avec son propre code moral. Et si il y a bien eu une émancipation sentimentale du personnage, il n’a en fait jamais dévié de son arc narratif. Il est toujours resté lui-même. Et c’est ce qui explique son choix à la toute fin.

Jaime-Lannister-Flat-Arc

Quel est l’intérêt d’un Flat Arc ?

Vous allez me dire : tout ça est très frustrant ! Les personnages qui relèvent du Flat Arc ne changent jamais alors ? Eh ben… oui, tout à fait. Les personnages de fiction ont ceci en commun avec les personnes réelles que rien ne les force à être parfaits, à être dans l’amélioration de soi, à changer qui ils sont. Ils ne sont pas tous là pour nous apporter la satisfaction.

Pour les lecteurs que nous sommes, cette vision du personnage semble relever du sadisme. Pourquoi un auteur déciderait-il de refuser à ses fidèles lecteurs la seule chose qu’ils veulent : une fin satisfaisante ? Tout simplement parce que tous les auteurs n’apprécient pas nécessairement les happy end. Et aussi parce que la portée dramatique du Flat Arc est parfois plus efficace qu’un arc narratif transformatif.

Dans cas de Jaime, il me semble qu’il est rendu encore plus attachant du fait qu’il choisit de mourir pour quelqu’un qu’il aime, même si ce n’est pas la bonne personne, même si ce n’est pas le bon combat, même s’il ne sera pas perçu comme un héros pour ça. Et ce désintéressement est touchant. En tout cas, j’ai été plus émue par ce choix que par celui de Jon face à Daenerys (j’avoue tout : je n’ai pas versé une larme).

D’autres exemples de Flat Arc dans la littérature

Même si l’expression ne vous était pas familière, vous avez peut-être déjà en tête d’autres exemples de Flat Arc. La littérature occidentale regorge de personnages qui correspondent à ce schéma narratif. Mon préféré est celui de Bartleby dans la nouvelle de Melville, Bartleby, le scribe. Le personnage oppose un refus obstiné devant toute tentative de le faire dévier de sa route. On peut avoir envie de le secouer comme un prunier, mais à force la constance du personnage finit par devenir fascinante.

L’autre exemple emblématique, c’est bien sûr celui du professeur Rogue dans Harry Potter. Et ce qui est encore plus intéressant dans cet exemple, c’est que J.K. Rowling, qui avait tout à fait conscience d’écrire un Flat Arc, l’a fait de telle façon que le lecteur ne pouvait pas s’en rendre compte avant le septième tome ! Rappelez-vous votre première lecture de la saga. Vous pensiez que Roche était le méchant, hein ? Et tout était fait pour. Ce n’est qu’au moment de la révélation finale qu’on peut comprendre comment, depuis le début, Rogue a toujours œuvré en coulisse pour protéger Harry Potter. Il a eu plusieurs occasions de s’affirmer ouvertement comme un gentil (ou en tout cas comme un soutien de Potter), mais il a choisi de ne pas le faire. Jusqu’à la toute fin, il reste concentré sur sa vengeance solitaire. C’est un personnage centré sur lui-même. Il n’a pas de moment de révélation. Il ne change pas. Il reste lui-même jusqu’à la fin. 

Pourquoi les lecteurs détestent le Flat Arc ?

La réponse est assez simple. Je crois que nous lisons des fictions parce que nous voulons croire au pouvoir transformatif de la vie. Les secondes chances, les nouveaux départs, la résilience… ne sont possibles qu’à condition d’être prêts à changer. A l’échelle d’une vie humaine, ces possibilités sont toujours à porté de main. Mais nous ne les saisissons pas toujours. Par manque de courage, de lucidité, de temps. Nous entretenons l’illusion que les personnages de fiction sont meilleurs que nous. Ils sont sensés saisir la perche que le destin place sur leur route. Ils sont sensés être des modèles inspirants. Mais ils n’ont en fait aucune obligation.

Certains auteurs, comme G.R.R. Martin, sont attachés à l’idée de présenter des personnages qui résistent à l’idéalisation dans la fiction. Des personnages réels, même si le contexte de leur histoire n’a rien de réaliste. Ces personnages n’auront peut-être pas droit à un happy end, mais ils sont aussi, à leur manière, riches en enseignements. Ils nous rappellent que l’accomplissement ne passe pas toujours pas le fait de s’améliorer pour respecter des canons du genre, des injonctions de réussite sociale, une certaine idée de la perfection. L’accomplissement, c’est aussi, plus simplement, embrasser pleinement qui on est. Se contenter de soi, dans le meilleur sens du terme. Être capable de revenir à l’essentiel de qui on est. Oui, les personnages de Flat Arc sont imparfaits. Et c’est pour ça qu’ils nous ressemblent beaucoup. Une vérité qui n’est peut-être pas très confortable, mais qui mérite bien un jugement plus bienveillant à leur égard, non ?

7 réflexions sur “Focus sur le Flat Arc

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