« Tout jeu contient l’idée de mort ». En écrivant cette phrase, Jim Morrison, l’un des frontmen les plus emblématiques de toute l’histoire du rock, savait de quoi il parlait. Celui qui, comme tant d’autres poètes et musiciens avant lui, a vécu sa vie à toute allure avant de mourir à 27 ans (rejoignant le carré VIP le plus prisé de l’au-delà) n’a pourtant pas fait que de la musique. Il a aussi la bonne idée, pour ne pas dire l’obsession, d’écrire des livres. Et c’est du meilleur d’entre eux que je compte vous parler aujourd’hui.
A l’âge de dix-sept ans, j’ai vécu une folle passion avec Rimbaud, que j’ai fini par trahir pour rejoindre Musset. Et même là, j’ai été une lectrice infidèle puisque j’ai découvert Jim Morrison, sa musique et son mythe, et que je n’ai pas hésité à quitter l’enfant du siècle pour la rockstar tourmentée. Point commun entre mes deux héros : leurs tombes au cimetière du Père Lachaise. Là où l’histoire devient intéressante, c’est que ma passion littéraire pour Morrison aurait pu être fugace comme d’autres tocades adolescentes… Mais ce ne fut pas le cas. Au fil des années, je suis régulièrement revenue à ses livres, et à l’un d’eux en particulier, que je considère personnellement comme sa meilleure œuvre : Les Seigneurs et Nouvelles créatures.
Ce livre est en fait un double recueil de textes assez courts. Le premier concerne le cinéma qui était la deuxième grande passion de Morrison. Le second est plutôt une œuvre poétique à la manière des textes de ses chansons, mais sans musique cette fois. Ma passion concerne en particulier le premier recueil, Les Seigneurs, qui propose une vaste réflexion autour du cinéma, mais aussi plus largement sur la société qui est en train de se dessiner en cette fin de décennie des années 1960. Alors que la guerre du Vietnam est terminée, que l’Amérique est confortablement installée dans sa toute puissante et que des courants artistiques naissent un peu partout en Occident, Morrison perçoit que quelque chose de profond est en train de changer : la marche globale de la société.
A l’époque où Morrison écrit, la société de consommation existe déjà, mais il ne s’agit pas de la frénésie que nous avons pu connaître par la suite. Nous ne sommes pas encore arrivés dans l’ère médiatique. Les télécommunications n’ont pas encore pris le pas sur le reste de l’aventure technologique. Le divertissement est un secteur puissant, mais sans être encore l’industrie d’ampleur globale dont les années 1980 vont accoucher. La société occidentale est dans une phase de transition : rien n’est encore né, mais tout est en gestation.
Dans ce contexte très musséiste (le monde change et, pauvre de moi, je suis perdu), Morrison propose une lecture du monde à travers son œil le plus scrutateur : le cinéma. Si le hasard avait mieux fait les choses, Morrison aurait été un grand réalisateur plutôt qu’un grand chanteur. Mais même si c’est finalement la musique qui lui a permis de tracer sa voie/voix, le cinéma est toujours resté au centre de sa passion artistique. Dans Les Seigneurs, Morrison s’intéresse au monde tel qu’il l’observe, et il note à travers le cinéma des tendances qui sont en train d’émerger :
« La division des hommes en acteurs et spectateurs est le fait central de notre temps. »
Cette phrase m’a énormément frappé la première fois que je l’ai lu, et je n’ai eu de cesse d’y revenir depuis ce premier choc. A chaque fois que je relis ce livre (environ une fois par an), je suis surprise de constater que je n’ai toujours pas épuisé les différentes remarques inscrites par Morrison. Mais cette phrase en particulier est très emblématique de sa réflexion, de sa vision des choses et de l’analyse qu’il dresse du comportement de ses contemporains. Une telle phrase ne s’applique évidemment pas qu’au cinéma : il s’agit en fait de notre société toute entière.
Outre le fond, ce qui m’avait beaucoup marqué lors de la lecture de cet ouvrage, c’est sa construction même. La forme de l’écriture est très symptomatique de l’écriture de la Beat Generation, très resserrée, basée sur des images qui marquent l’imaginaire et avec un dépouillement visible au niveau de la ponctuation. L’édition que je possède est une édition bilingue 10/18, et avec ce livre, j’ai fait l’expérience pour la première fois du blanc dans un livre. Les textes sont très courts – des phrases toutes seules – et le fait que chaque double page présente la version originale en miroir de sa traduction créé un espace d’expression intéressante : une phrase seule sur la page de gauche, une phrase seule sur la page de droite. Dans tout ce blanc qui se déploie sous ses yeux, le lecteur ne peut pas rester passif : il doit prendre sa place, remplir les blancs avec sa propre réflexion. La lecture engage l’esprit à devenir actif et à ne pas simplement recevoir ce qui est écrit. La division entre acteurs et spectateurs n’a plus lieu d’être : le spectateur doit jouer le rôle qu’on attend de lui.
Au fil des années et des relectures, j’ai gardé la même passion pour les textes de Morrison et je continue d’apprécier particulièrement Les Seigneurs, qui est pour moi l’une des réflexions les plus abouties que j’ai pu lire au sujet de la société occidentale du XXe siècle. Et en la lisant, je ne peux pas m’empêcher de me dire que c’est dommage que Morrison ne soit plus là : il aurait certainement eu des choses intéressantes à dire sur notre société d’ultra-communication, d’information en continu, de surmédiatisation… une société dans laquelle pourtant les individus se sentent de moins en moins concerné par ce qui se passe et où l’engagement citoyen est passé de mode. Que dirait-il l’ancien hippy devenu superstar, l’icône de mode dont la musique a vécu plus longtemps que lui-même, celui pour qui la respectabilité comptait moins que la liberté ? Sa prise de parole dans Les Seigneurs n’apporte pas de réponse mais engage une réflexion pour le lecteur. Qualité essentielle pour un livre.
Bonjour, Ceci me fait penser au mouvement artistique Supports/Surfaces, et notamment aux grandes toiles déposées sur le toit des maisons, laissées aux intempéries. D’ailleurs, la « solarisation » est-elle une façon d’écriture ? À la même époque, en France, se réclamant d’une « écriture blanche » il y avait le mouvement des « intensifs » : une poésie qui reprenait certaines interrogations des objectivistes américains. (Les sites Web de poésie du cipM et de sitaudis présentent un excellent panorama de cette écriture engagée dans sa raréfaction et le déploiement spatial. Nombreux sont les textes libres de consultation.) Ce commentaire intéressant est par ailleurs concis, et je conseillerais aussi de lire Guy Debord pour le fond et Claude Royet-Journoud pour la forme. Merci. Estelle D.
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