Le sens de la destinée
Arrivée au terme de ce mois spécial Batman, j’aimerais prendre un peu de recul, m’extraire du cadre du grand écran pour me pencher à nouveau sur le sens des mots. Trop souvent, les amateurs de cinéma et les amateurs de mots sont déçus, voire consternés, par le peu d’imagination dont les producteurs font preuve lorsqu’il s’agit du titre d’un film. Il apparaît la plupart du temps que personne ne se pose la question du sens à donner à un titre.
Pourtant un titre est évocateur. C’est ce que l’on retient d’un film en premier, avant même de l’avoir vu. Et parfois aussi, le titre peut être la clef de compréhension d’un univers. Dans les deux séries de films que j’ai longuement évoqué, les titres semblent faire sens de plusieurs manières, nous indiquant à chaque fois la destinée de Batman, qu’elle soit dans la lumière ou dans la tourmente.
En intitulant son premier film Batman, Tim Burton a fait preuve de sobriété et de circonspection. Le spectateur sait tout de suite de quoi le film va parler. D’emblée, on se focalise sur le personnage et pas sur l’histoire. Le héros est le sujet du film. Toute la beauté de ce titre, c’est qu’il éclipse totalement Bruce Wayne. L’identité secrète est montrée en plein jour, tandis que Bruce Wayne est renvoyé à sa solitude. Il n’est pas là pour faire sensation. Paradoxalement, le parti pris est de le laisser dans l’ombre.
Bien sûr, des observateurs tatillons, fans de BD de surcroît, pourraient le faire remarquer que le Comic avait ce titre et que Tim Burton l’a légitimement repris. N’empêche que cette filiation pose problème car non seulement Batman partage son temps de présence à l’écran avec son alter ego multi-milliardaire, mais il doit aussi composer avec la surexposition du Jocker. Batman est donc une problématique irrésolue. Le héros n’est pas seul à tenir la tête d’affiche, malgré ce que laisse supposer le titre. Une situation de faiblesse encore renforcée par le happy end qui est accordé à Bruce Wayne : il s’est débarrassé du méchant, u une fiancé et il contiue de jouer les justiciers.
Tout cela vole en éclats avec le second film. Tous les acquis du premier épisode sont remisés dans l’oubli pour laisser la place au chaos, Batman étant assailli par trois méchants à la fois. Batman returns. Mais d’où revient-il en fait ? Le titre dont le public français a malheureusement hérité est Batman, le défi ; comme si le premier épisode n’avait été qu’une promenade de santé, et que les choses sérieuses commençaient seulement !
Mais revenons au titre véritable. D’où revient-il en fait ? Et est-ce le même héros ? Michael Keaton semble être le même, pourtant l’image prouve le contraire. Toujours aussi obsédé par sa créature, sa vie nocturne semble prendre le pas sur sa « vraie vie ». D’ailleurs exit le happy end : la fiancée l’a abandonné pour le laisser seul face à ses ennemis. Seul Alfred reste fidèle au poste : une maigre consolation qui renforce encore la solitude et la désolation d’une existence que rien ne vient sauver.
En cette veille de Noël, Batman semble revenir à sa folie, plonger à nouveau dans l’univers délirant d’une ville où la démesure et le bizarre font loi. Il « revient » aussi dans le sens où il reprend du service : plus que jamais Gotham City est menacée, prise d’assaut par une créature mi-pingouin mi-gangster, un homme d’affaire mafieux et une héroïne schizophrène à tendance SM.
Dernier axe d’interprétation de ce titre ambigü : Batman revient d’entre les morts. Plus que dans le premier film, la mort rôde. Le générique d’ouverture du film( fabuleux incipit, tant du point de vue du récit que de l’esthétique) raconte déjà le deuil d’un couple qui se débarrasse de son enfant. Ensuite, c’est à la mort de Sélina Kyle, défenestrée par son patron, que nous assistons. Au fil du film, les principaux personnages meurent les uns après les autres. Bruce Wayne reste seul à la fin, comme un survivant au milieu des décombres, qui hante les ruelles de la ville le soir. Dans son long manteau foncé, il semble porter le deuil. Mais de qui ? De quoi ? Peut-être de son propre destin ?
Mais d’ailleurs a-t-il vraiment survécu ? La question peut se poser étant donné qu’il n’y a jamais eu de troisième film. Les choses restent en l’état, et le sceau de Batman est entouré du voile de la mort. L’absence d’un troisième film apporte une dimension symbolique supplémentaire : Batman est condamné, et il ne sortira pas vivant de son monde de ténèbres.
Lorsque les frères Nolan reprennent l’histoire en main, ils rompent avec le style burtonien. Comme on l’a déjà vu, ils choisissent une vision basée sur le réalisme et une modernité assumée. Pourtant, le titre de leur premier film est un beau clin d’oeil au passé : Batman Begins. D’entrée de jeu, on nous indique habilement que l’on va assister à un nouveau commencement, à un retour aux racines. Les frères n’ont pas l’audace de prétendre que les films de Burton n’ont jamais existé. Ils y font implicitement référence avec cette même construction Batman + verbe. Pour autant, ils décident de se libérer de l’héritage pour repartir de zéro.
Comme son prédécesseur, le film fonctionne sur une opposition qui n’est pas à l’avantage du héros : Batman est surpassé par ses adversaires, et il va devoir sacrifier quelque chose de lui-même pour être gagnat. Dans chacun des films, c’est l’intimité et la normalité qui sont sacrifiées : Sélina Kyla et Rachel Dowes représentent un idéal qui lui est interdit. Pour survuvre, Bruce Wayne doit renoncer à elle et ne s’exprimer qu’à travers son masque. D’où la prépondérance toujours renouvelée de Batman par rapport à Bruce Wayne, qui se traduit par une mise en avant sans ambiguïté dans les titres donnés aux films.
Pourtant, à partir du second film, les frères Nolan changent de direction et décident d’offrir un nouveau destin à leur héros. The Dark Knight affiche la couleur dès le titre. Et bien que l’affiche nous montre Batman, la question est ouverte : de quel chevalier noir nous parle-t-on ? Batman ou Bruce Wayne ? Car ces nouveaux films sont largement centrés sur les motivations profondes et les peurs intimes de Bruce Wayne.
La complexité monte encore d’un grand avec le thème du justicier, porté par la figure d’Harvey Dent dans le film. C’est lui le chevalier blanc de la ville, mais le fait qu’il bascule du côté obscure grâce au machavélisme du Jocker le transforme en toute logique en chevalier noir. Le titre apporte donc une ambiguïté très intéressante qui déplace Batman sur le bord du cadre pour se focaliser petit à petit sur Bruce Wayne. D’autant qu’à la fin du film, Batman est en cavale et doit se terrer tout en endossant la peau du criminel.
Le dernier volet de la trilogie reprend ce thème du justicier avec un titre emprunt d’une superbe poésie : The Dark Knight rises. La traduction française ne peut être qu’approchante, mais disons pour que les choses soient claires que c’est quelques chose dans le genre « Le chevalier noir se relève » ou mieux : « L’ascension du chevalier noir ». A nouveau un beau clin d’oeil à Tim Burton et à son Batman returns. Le retour du héros semble être un thème fédérateur pour Batman.
Et cette fois, on sait que le chevalier noir est sans ambiguïté possible Bruce Wayne. Alors que l’histoire commence, cela fait plusieurs années que Batman n’a pas reparu, et Bruce Wayne passe pour un misanthrope qui refuse mystérieusement de sortir de chez lui, vivant reclus dans son manoir aux allures de tombeau.
Deux évènements vont intervenir coup sur coup, qui vont changer le destin de notre héros. Tout d’abord, tel le baiser du prince charmant, le réveil va être donné par Sélina Kyle, voleuse de bijoux de son état, qui s’introduit dans le manoir pour dérober des bijoux (et accessoirement des empreintes) et se confronte à Bruce Wayne. Piqué au vif, notre personnage principal va peu à peu se reconnecter au monde qui l’entoure.
Le deuxième élément déclencheur de sens dans le film est le passage grandiose de la prison au moyen-orient : le puits dans lequel Bane envoie Bruce Wayne. Toute cette partie du film est fascinante parce que c’est Bruce Wayne qui est mis en avant (sur le global du film, son temps de présence à l’écran est d’ailleurs bien plus important que celui de Batman) et qui doit lutter pour se redresser de son échec et de sa souffrance. Il va devoir trouver en lui la ressource nécessaire pour sortir en escaladant la paroi. Et finalement, il va y arriver, se redresser, et même renaître de ses cendres. En un sens, on peut enfin dire que Batman returns.
A ceci près que le justicier a pris une nouvelle dimension. Et l’on peut dire que Bruce Wayne, en réussissant cette épreuve sans aucun subterfuge ni gadget propre à sa créature, a été capable de faire le deuil du monstre pour enfin s’amanciper de lui. Il prend son envol. Et la fin du film nous prouve d’ailleurs qu’il a remisé son déguisement et laissé la tâche de combattre le crime à quelqu’un d’autre. A son tour, il a passé l’héritage à un nouveau justicier.
Le but de cette analyse était de voir à quel point les destins choisis pour le héros n’avaient pas été les mêmes chez Tim Burton et chez les frères Nolan. Tim Burton, broyé par la machine hollywoodienne, n’a pas vu, pas voulu envisagé de salvation pour son personnage et il l’a condamné à une mort certaine, lui faisant rejoindre le cimetière des créatures désavouées.
A l’opposé, les frères Nolan ont eu toute lattitude (grâce notamment aux succès populaire et financier des films de Tim Burton dont ils sont les héritiers) pour créer une oeuvre complète. Dès le premier film, ils ont eu la bonne intuition d’aller démasquer Bruce Wayne derrière Batman pour remettre ses conflits intérieurs sur le devant de la scène. Une attitude qui a offert une liberté nouvelle à Batman, et aussi un happy end. A travers ses combats, ses victoires comme ses défaites, Batman se guérit enfin de sa culpabilité et il trouve sa rédemption. Un final unique pour un super-héros et peut-être une future renaissance !
Une réflexion sur “Batman, Requiem vs Renaissance : 6e partie”