Interview de Flavia, libraire italienne à Chambéry

Flavia est née de l’autre côté des Alpes, mais c’est à Chambéry qu’elle a décidé d’ouvrir sa librairie au joli nom : L’Accent qui chante. Une librairie italienne dans laquelle il fait bon vivre, entre livres en italien ou en français, et un coin épicerie pour le plaisir des sens. En ouvrant sa librairie en novembre 2021, alors que la crise sanitaire n’était pas encore finie, Flavia s’est lancée un sacré défi. Mais le projet en valait la peine. Et il faut dire que Flavia est une passionnée. Elle a gentiment accepté de prendre le temps de m’expliquer son parcours de reconversion professionnelle, sa passion pour la littérature italienne, et surtout pour évoquer ce lieu magique entre tous : la librairie !

LIBRAIRIE 3Est-ce que tu peux commencer par me parler un peu de toi ? Et comment est née ta librairie, L’Accent qui chante ?

Ce projet est le fruit d’une reconversion. Moi je ne faisais pas du tout ça avant ! Au départ, je suis 100% italienne. Et je suis venue en France pour compléter mes études en histoire. J’avais 22/23 ans. J’ai fait des allers-retours entre l’Italie et la France pour faire mes deux masters. Et suite à mes études j’ai trouvé du travail en France, en tant que consultante dans le domaine du développement local via les fonds européens. Donc j’ai travaillé longtemps dans ce secteur très spécifique qui consiste à monter et mettre en place des projets dans des domaines divers et variés comme la culture, l’éducation, la formation locale… J’ai travaillé comme consultante, puis dans le milieu associatif et après en région, dans le domaine public. J’habitais à Paris, et ensuite mon chéri a eu une opportunité professionnelle en Savoie. Et donc je l’ai suivi. J’ai obtenu un transfert ici. J’ai pu continuer à faire ce que je faisais. Mon fils est né. Et ensuite j’ai eu envie de changer, de faire autre chose.

Je tournais un peu en rond de ce que je faisais. Je trouvais que ça ne faisait plus beaucoup de sens pour moi. J’avais envie d’un projet qui soit vraiment personnel. De me dire que ça fait du sens ce que je fais tous les jours. Et surtout que ça fait du sens d’être ici, à Chambéry. Parce qu’honnêtement je n’avais vraiment rêvé de vivre à l’étranger. A vingt ans je me disais même que jamais je ne vivrais en-dehors de l’Italie (rires) ! Et donc je ressentais le besoin de m’ancrer quelque part. De me dire je suis là pour ça. Je ne sais pas comment le dire autrement.

C’est là qu’est venu le projet d’ouvrir ta propre librairie…

Oui. J’ai commencé à me demander ce que je pouvais faire. Qu’est-ce qui me plait ? Je voulais trouver une chose avec laquelle je me sente vraiment bien, à l’aise. Et c’est là que l’idée de la librairie est venue. C’était une idée de jeunesse. A l’époque, quand j’étais au lycée, je n’avais pas donné suite : ça ne me paressait pas très concret si tu veux. Et là je me suis dit : oui, ça me correspond vraiment en fait.

Dès le début c’était clair que je voulais ouvrir ma propre librairie, pas seulement être libraire. En plus je voulais faire quelque chose de particulier. Etant italienne, je voulais donner une place à part à la littérature italienne et aux auteurs italiens. L’autre particularité, c’est l’idée de proposer aussi une partie épicerie fine, des produits italiens qui viennent de petits producteurs. Et comme ça j’en profite pour mettre en avant des auteurs de chaque région !

Et alors comment tu as réussi à concrétiser ton projet ? Tu as ouvert en novembre 2021. La crise sanitaire a compliqué les choses. Mais déjà avant ça, le contexte n’était pas facile pour ouvrir une librairie indépendante. Comment ça s’est passé pour toi ?

Ce n’était pas simple. Je t’avoue que j’avais quand même des chiffres qui montraient que les librairies avaient plutôt bien marché pendant les confinements. C’était quand même quelque chose qui me rassurait, de me dire que cette pandémie avait au moins un côté positif en donnant envie de se remettre à lire. En plus j’avais fait une étude de marché avec mes propres moyens. Et j’ai vu qu’il y avait un besoin. Chambéry, c’est une ville où il y a beaucoup d’italiens et de personnes d’origine italienne… Enfin la Savoir en général. C’est une région avec une forte attention pour la culture et la langue italiennes. Je savais qu’il n’y avait pas de librairie italienne, ou en tout cas avec un fort axe littérature italienne. Donc je me suis dit : Allons-y et on verra bien !

Et du coup, tu as dû faire des études dans le cadre de ta reconversion ?

Oui. J’ai fait une formation pour personne en reconversion professionnelle. Donc c’est une formation courte de deux semaines. Une semaine de formation suivi de stage, puis une deuxième de formation. En plus j’ai dû la faire à distance à cause de la crise sanitaire. C’était à L’Ecole de la Librairie. Et c’est vraiment l’institut de référence, à la fois pour les personnes qui veulent devenir libraires et pour les personnes qui veulent créer ou reprendre une librairie. D’ailleurs la formation m’a donné l’occasion d’être en lien avec un groupe de personnes qui suivaient la même formation à distance. On a pu beaucoup échanger, pendant la formation et même après. On avait chacun notre projet. Et cette dynamique de groupe m’a beaucoup aidé. D’ailleurs je pense que c’est aussi le cas pour les autres. D’autres ont créé leur propres librairies, et on est toujours en contact.

Et tes stages, comment ça s’est passé ? Tu t’es rapprochée d’autres librairies italiennes ?

Oui absolument. Je voulais vraiment faire un stage dans une librairie italienne. Et j’en ai fait un à Paris. En plus du stage, j’ai contacté pas mal de librairies italiennes installées dans d’autres pays. En fait il y en a beaucoup. Et tout ça a nourri mon projet.

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Et maintenant que ta librairie est ouverte depuis plusieurs mois, c’est quoi typiquement la journée d’une libraire ? Parce qu’en tant que lectrice, j’ai tendance à m’imaginer quelque chose de très cosy, à parler livres toute la journée. Mais je crois que la réalité est un peu moins idyllique, non ?

C’est assez physique en fait ! Il faut réceptionner les cartons de livres. Pour moi c’est le mardi le jour des réceptions, donc c’est ma plus grosse journée. Il faut sortir les livres des cartons, tout rentrer dans le logiciel, les mettre sur les étagères, organiser la vitrine. En plus, comme pour moi c’est encore le démarrage, je ne reçois qu’une seule fois par semaine. Mais il y a des librairies qui reçoivent deux à trois fois par semaine, et des gros colis. Moi j’ai encore des petits colis (rires).Mais le métier peut être vite épuisant en fait.

Après, il y a des journées qui sont plus posées, des moments plus calmes où là c’est plutôt un travail de réflexion. Comment faire marcher la librairie ? Comment essayer d’attirer de nouveaux clients ? Ou même faire revenir les clients qui sont déjà passés en librairie ? Et aussi il y a tout un travail de veille pour être à jour sur toutes les nouveautés, ce qui se passe dans le monde du livre. Et ça c’est pas facile pour moi car je suis toute seule pour tout faire.

Oui parce qu’en plus tu animes aussi des rencontres à L’Accent qui chante ?

Oui j’ai un cercle de lecture, chaque premier mardi du mois. On lit toujours un livre d’un auteur italien, en version originale ou traduite. Et puis j’essaye aussi d’organiser aussi des rencontres. Je fais les choses tout doucement pour les faire bien, pour ne pas faire d’erreur. Organiser des événements qui ne rencontrent pas leur public, ou ne pas avoir eu le temps de bien préparer le livre que je veux présenter… Toutes ces choses sont importantes et c’est un lourd travail de préparation et de communication avec les maisons d’édition et les auteurs.

Et les gens qui viennent dans ta librairie, est-ce qu’ils connaissent déjà la littérature italienne ? Ils viennent pour ça ? Où est-ce qu’ils viennent à L’Accent qui chante comme ils iraient dans une librairie générale ?

Je remarque qu’il y a beaucoup de gens qui viennent pour ce côté vraiment italien. Ils sont intéressés par l’Italien. En plus je commence à beaucoup travailler avec des associations locales qui proposent des cours de langues étrangères et de civilisation. Donc elles m’envoient des personnes. Il y a aussi les Italiens qui habitent à Chambéry et dans les environs. Il y a une grosse communauté italienne, donc je suis bien repérée pour cette spécialité maintenant. Et finalement j’ai plus de mal à attirer les lecteurs sur la partie générale.

Justement, pour parler plus en détails de la littérature italienne. L’Italie est un pays très proche de nous, à la fois géographiquement et culturellement. Et pourtant, sorti des auteurs italiens classiques, à part Primo Levi, ça devient un peu plus flou pour les auteurs français qui ne connaissent pas bien les auteurs italiens. En tant que libraire italienne, je me demande quel regard toi tu portes sur cet intérêt limité des Français pour la littérature italienne. Comment expliquer qu’elle soit si peu visible ? Est-ce que tu crois qu’elle a du mal à se faire de la place à cause de la concurrence des autres littératures étrangères, notamment la littérature anglo-saxonne ?

C’est une bonne question… Je ne sais pas. C’est bizarre que tu me dises ça parce que moi j’ai l’impression qu’il y a un fort intérêt. Mais peut-être qu’ici l’intérêt est plus fort qu’ailleurs en France. A Chambéry, la littérature italienne, même contemporaine, est plutôt pas mal connue pour un public non italophone. Par contre je remarque que ce sont toujours les mêmes auteurs qui reviennent. Il y a beaucoup de demandes pour Erri de Luca, Paolo Cognetti… Des auteurs qui reviennent tout le temps. Et j’essaye de pousser des auteurs moins connus, qui commencent à peine à être traduits par exemple. C’est vrai qu’il y a beaucoup de concurrence. La littérature anglophone prend beaucoup de place.

Et est-ce que ce n’est pas aussi aux maisons d’édition françaises à mieux mettre en valeur les autres littératures étrangères de leur catalogue ?

C’est possible. Après, peut-être que ça vient aussi du fait qu’il y a beaucoup de librairies généralistes. Moi par exemple, petite librairie italienne qui commence à peine à être identifiée par les maisons d’édition et les distributeurs, je commence à recevoir des mails et des propositions vraiment en ligne avec mon projet. Ils savent que je suis spécialisée sur la littérature italienne. Mais il n’y en a pas des masses. Les librairies de quartier sont plutôt généralistes. Elles doivent avoir à peu près tout. Et cet « à peu près tout » oblige à se concentrer sur les deux ou trois auteurs qui marchent le mieux. Et tu n’as pas assez de temps pour t’intéresser aux autres. C’est vraiment dur vu le nombre de nouveaux livres !

C’est vrai que c’est un équilibre qui doit être dur à trouver entre les livres qui se vendent forcément bien, et les petits auteurs qu’on a envie de faire connaître…

Oui c’est vrai. Dans mon cas, je me suis dit que c’était important de défendre mon projet. Et tant pis si je n’ai pas certains best-sellers. Un exemple : le dernier Houellebecq je ne l’ai pas pris. Je l’ai commandé évidemment pour des clients. Mais je ne l’ai pas pris. A un moment donné, c’est aussi ça qui fait ton identité de librairie. Si tu as un peu tout et n’importe quoi et que tu ne présentes que des best-sellers, que des nouveautés… Je ne veux pas être arrogante. Mais je préfère jongler entre les grands et les petits. C’est important de suivre son instinct.

Sans compter qu’il y a une grande vitalité dans la littérature italienne contemporaine. Beaucoup de très bons livres et de très bons auteurs à découvrir hors des best-sellers dont tout le monde parle. Et d’ailleurs tu sais c’est drôle parce que moi j’ai commencé à m’intéresser à la littérature italienne contemporaine à cause des romancières de comédies romantiques italiennes.

Mais oui ! Il y a une grande vitalité dans la littérature italienne, et dans tous les genres en plus. La comédie romantique et les romans policiers aussi. Il y a de plus en plus de sagas aussi. Et des romans historiques. Il y a vraiment plein de choses à découvrir au-delà des grands classiques.

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Et justement, pour partir à la découverte de la littérature italienne en particulier, mais aussi de tous les livres en général, quels arguments tu donnerais pour encourager les lecteurs à venir acheter leurs livres dans les librairies indépendantes versus internet ?

Pour moi ça n’a rien à voir. Et d’ailleurs je dois t’avouer que je me sens pas vraiment menacée par la vente du livre en ligne. Parce qu’il y a évidemment des personnes qui achètent en ligne. Mais ces lecteurs-là, je trouve qu’ils ne sont pas la majorité. Les personnes qui lisent, qui lisent vraiment de manière constante et pas juste un livre par an, celles qui ont vraiment le goût de la lecture, pour moi elles vont en librairie. Parce qu’elles savent qu’il y a le côté « toucher », que tu ne peux pas avoir quand tu achètes en ligne. C’est quelque chose de puissant d’avoir un livre physiquement devant toi, de pouvoir le toucher, le regarder, le feuilleter.

Et après l’autre chose que tu n’as pas, c’est le conseil, l’échange direct et la rencontre. Et je suis persuadée que la librairie est avant tout un lieu d’échanges et de rencontres. Entre un libraire et un client. Entre un libraire et un lecteur. Mais aussi entre lecteurs. Il y a plein de synergies qui se créent autour de ce lieu, qui est déjà un lieu magique en fait. Et c’est ce que j’adore. D’ailleurs, c’est un lieu qui pousse les gens à parler. Le livre devient souvent un prétexte pour parler d’autre chose. Et cet échange-là est incroyable !

Et maintenant c’est l’heure de ma question rituel. C’est la question que je pose à chaque fois pour conclure une interview. Quel a été ton dernier livre coup de cœur ?

Ça a été un roman qui s’intitule Je reste ici en français, de Marco Balzano. Et en peu de temps, il est devenu un de mes écrivains italiens préférés. C’est un jeune écrivain. Et il pioche toujours dans le passé, en mélangeant la petite et la grande histoire. Il écrit toujours pour parler de questions historiques ou sociales, de façon engagée. Et il a un style d’écriture superbe parce que c’est très simple. En le lisant, je me suis dit : mais qu’est-ce que c’est beau l’italien ! Qu’est-ce que j’ai comme chance de pouvoir lire dans cette langue (rires) ! Tu vois un écrivain qui te fait ré-aimer ta langue, c’est extraordinaire.

Un grand merci à Flavia pour son temps précieux. Ce fut un grand plaisir de pouvoir échanger avec elle. Si vous voulez découvrir ses conseils pour découvrir la littérature italienne, n’hésitez pas à consulter l’article d’idées lectures. Et si jamais vous passez par Chambéry, n’hésitez pas à faire un tour à L’Accent qui chante. La librairie dispose aussi de son propre site internet pour glaner encore plus d’idées lectures.

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