C’est une info à côté de laquelle il était difficile de passer : l’été dernier, Dix Petits Nègres a changé de titre. Depuis sa parution française en 1940, le roman policier d’Agatha Christie n’a pas cessé de séduire les amateurs de bonnes intrigues, et son succès ne s’est pas démenti depuis quatre-vingt ans. Son titre, en revanche, a souvent soulevé des critiques, principalement à l’étranger, à cause de sa connotation raciste. James Prichard, le petit-fils de la romancière, a donc décidé de clore une fois pour toute le débat autour du titre problématique. Alors, sous quel titre faudra-t-il désormais chercher le roman en librairie ?
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« Dix Petits Nègres » devient « Ils étaient dix »
Depuis le mois d’août dernier, une petite révolution a eu lieu dans les librairies françaises. Dix Petits Nègres a changé de titre pour désormais s’intituler Ils étaient dix. Pas de quoi fouetter un libraire, mais ce changement a pourtant déchainé un élan de passion malsain parmi les commentateurs français. Si la majorité des lecteurs se moque un peu de ce changement de titre, il semble que certains éditorialistes aient vu là un signe de la fin de la civilisation en temps que tel ! J’ai lu et entendu un nombre assez délirant de critiques contre ce nouveau titre. A tel point que je me pose de sérieuses questions sur l’équilibre psychologique de mes contemporains !
Certains dénoncent l’anti-racisme de ce changement de titre comme l’exemple d’une nouvelle forme de censure. A les croire, on vivrait au pays des bisounours, et ce serait parfaitement acceptable d’utiliser le mot « nègre ». Ce n’est pas comme si c’était un mot issu de la culture coloniale qui pouvait insulter une partie du lectorat ! Pire : certains ignorants dénoncent un changement de titre qui porte atteinte à l’intégrité de l’oeuvre d’Agatha Christie. C’est oublier un peu vite que la reine du crime elle-même n’était pas satisfaite du titre original. Elle a même donné son feu vert de son vivant pour le changement de titre. Face à ce type de discours aberrants et rétrogrades, il convient de remettre les pendules à l’heure.
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D’où vient le titre de Dix Petits Nègres ?
Si vous avez lu le livre, vous savez déjà qu’il y a deux mécanismes narratifs implacables dans l’histoire qui nous occupe. Une comptine et un plateau avec des figurines. La comptine offre des indices sur la façon dont les meurtres vont être commis. Elle met en scène dix petits nègres. Au bout de chaque couplet, un des petits nègres meurt. Dans le roman, après chaque meurtre, les survivants constatent que l’une des figurines du plateau (qui représentent les petits nègres de la comptine, et donc les victimes potentielles des futurs meurtres) disparaissent mystérieusement.
Le titre du roman original, publié en 1939 en Grande-Bretagne, reprenait donc le titre de la comptine qui inspire la narration macabre : Ten Little Niggers. Problème : dès l’année suivant, quand le roman doit être publié aux Etats-Unis, l’éditeur américain d’Agatha Christie tique. Il lui fait remarquer (nous sommes encore en pleine ségrégation) que ce titre risque d’offusquer une partie de la population américaine dans un contexte déjà sensible. Agatha Christie décide alors de changer le titre. Le roman paraît sous le titre suivant : And Then, There Were None (Et à la fin, il n’en reste aucun).
Personnellement, j’ai toujours adoré le titre américain. Certes, il spoile un peu la fin du roman ! Mais il a une poésie implacable qui lui est propre, et ce titre correspond parfaitement à l’atmosphère du livre.
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Changements de titre en cascade… sauf en france !
En 1985, c’est au tour de l’édition anglaise de changer de titre. Les Anglais adoptent le titre américain, et c’est désormais sous ce nom que le roman est connu. Ce changement de titre n’a rien d’anecdotique : d’autres pays dans le monde ont également procédé à des changements pour éliminer le mot « nègre » du titre. A tel point que la France est vraiment un des derniers pays dans lequel le titre n’avait pas changé.
Pourquoi une telle résistance ? Je citerais bien notre président de la République en évoquant le gaulois ronchon, mais je ne veux froisser personne ! Je pense qu’il y a deux éléments culturels qui expliquent la réticence française à effectuer un changement de titre. Tout d’abord, la chose écrite a tendance à être gravée dans le marbre chez nous. Dans un pays où la littérature a tendance à être considérée avec une passion frôlant parfois dangereusement le fanatisme, il semblait incongru de modifier un titre de roman. A fortiori un roman aussi populaire.
Par ailleurs, je pense que nous vivons dans un pays qui a encore du mal à se remettre en question, particulièrement en ce qui concerne le passé colonial et l’invisibilisation des minorités. Dès qu’on parle du colonialisme et qu’on se montre un tant soi peu autocritique, certains montent sur leurs grands chevaux pour dénoncer une vision anti-française, anti-patriotique et trop politiquement correcte. A les entendre, faire preuve de sens critique équivaudrait à du masochisme moral. Ils pensent peut-être que reconnaître des fautes passées nous amoindrit en temps que nation ? Personnellement, je pense le contraire.
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Les enjeux derrière un titre
En temps que femme, j’appartiens déjà à une catégorie de la population injustement invisibilisée par l’Histoire. Je me sens donc concernée par les choix éditoriaux qui définissent une représentation trop étroite de la société dans laquelle je vis.
Mon sentiment sur ce changement de titre est qu’il est opportun. Nous sommes en 2020. Les mots ont un poids, il ne doivent pas être maniés à la légère. Le contexte colonial et son héritage dans notre culture expliquent les éléments narratifs présentés dans le roman. Par ailleurs, il est bon de souligner que ce livre n’est pas un roman raciste. Il ne traite même pas de la question raciale.
Paradoxalement, c’est tout le problème. Si le livre traitait du racisme ou de la négritude, il serait légitime de le garder et de l’expliquer. Mais ce n’est pas le cas. Il faut donc passer à autre chose et respecter à la fois la sensibilité des lecteurs, le contexte social actuel, et enfin la volonté initiale de la romancière.
Je suis légèrement moins enthousiaste en ce qui concerne le nouveau titre. Je sais : c’est un casse-tête de traduire And then, there were none en français. Mais ce « Ils étaient dix » me semble un peu trop simpliste. Il ne « claque » pas assez à mon goût mais là c’est vraiment une considération toute personnelle !
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Un lecteur doit se poser les bonnes questions
J’ai profité de ce mois consacré au roman policier sur Alivreouvert.net pour évoquer avec vous ce changement de titre. C’était aussi l’occasion de parler d’un sujet de société dans lequel les lecteurs, d’après moi, doivent se mobiliser ou en tout cas se sentir concernés. Parce que si nous laissons des personnes avec une vision passéiste et rétrograde de la culture confisquer notre parole, alors là la littérature court un grave danger.
Les livres, et plus largement la culture, sont un outil d’ouverture sur le monde et sur les autres. Si nous ne sommes pas capables de faire entrer en littérature un maximum de personnes, alors pourquoi lisons-nous ? Pour rétrécir le monde ?
La littérature élargit notre horizon. Elle ne devrait jamais renier ses valeurs, et elle ne devrait pas non plus rester dans sa zone de confort par peur de devoir se battre pour protéger ces mêmes valeurs.
Je pense qu’il faut avant tout respecter le souhait des auteurs.rices.
Bon week-end !
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c’est certain ! merci pour le commentaire.
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Avec plaisir. Bonne soirée !
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Merci pour ce billet qui replace l’historique du titre et de ses changements, le tout de façon juste et apaisée.
Je ne comprends pas non plus le déchaînement de passions autour de ce changement, surtout qu’il avait été validé par Agatha Christie elle-même !
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Merci pour ton commentaire ! Je ne le comprends pas non plus… à part qu’on vit une période dans laquelle les gens apprécient de plus en plus de se déchaîner autour de ce genre de questions. Dès qu’on parle de racisme, c’est comme jeter une allumette sur du pétrole ! Les gens ne sont pas dans le dialogue, juste dans le parti-pris, et on en oublie de recontextualiser certaines infos.
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